« Dieu fit faire un détour à son peuple »
Il y a un an, la pandémie débutait dans nos régions. Au même moment, le cardinal Jozef De Kesel est tombé gravement malade. Notre archevêque partage très ouvertement avec Pastoralia comment il a vécu cette double épreuve.
Le coronavirus nous accable depuis de nombreux mois. Certes, il y a l’espoir donné par les vaccins, mais la fin de la pandémie n’est pas encore en vue. Il s’agit d’une grande épreuve, pour toute la planète, et donc aussi pour l’Église. L’an passé, au moment où le virus fit son apparition, j’ai été frappé par la maladie. Cela m’a conduit à vivre une double épreuve. S’il nous arrive d’entendre parler de cancer chez d’autres personnes, il ne nous vient guère à l’esprit que cela pourrait nous arriver aussi. C’est d’ailleurs ce qui s’est aussi passé pour la pandémie : ailleurs, oui, c’est possible, mais pas ici, pas en Occident, dans nos contrées si développées. Depuis lors, nous devons bien reconnaître que nous sommes tous, sans distinction aucune, des hommes et des femmes fragiles, vulnérables. Et que nous avons besoin les uns des autres.
| L’épreuve
Celui qui se voit confronté à une crise, ou qui est gravement éprouvé, souhaite en connaître la fin le plus rapidement possible. Voilà bien une réaction normale. Cela dit, j’ai toujours été fasciné par une petite phrase du Livre de l’Exode, au chapitre 13. On y décrit le Peuple de Dieu prêt à quitter l’Égypte, en route vers la Terre promise. Cela n’aurait en soi aucun sens de faire pendant quarante ans un large détour par le désert ! De fait, on peut rejoindre cette Terre en allant tout droit vers le nord : voilà un chemin bien plus court. Mais le Seigneur se fait du souci... car sur cette voie rapide, on rencontrera les Philistins, au risque de ne pas survivre à cette confrontation. De peur, le Peuple élu risque de vouloir faire demi-tour, vite fait bien fait. Alors surgit cette petite phrase tout à fait surprenante : « Dieu fit donc faire au peuple un détour par le désert » (Ex 13,17).
On dit d’une épreuve qu’elle doit être supportée. Qu’on doit la traverser. Cela demande du temps. Bien évidemment, on veut aussi vite que possible retourner à l’ordre du jour habituel, pour mettre en œuvre ce qu’on était habitué à faire. Mais le détour, avec toute la patience qu’il requiert, aidera à redécouvrir ce qui risquait d’être oublié par les habitudes et la routine du quotidien. C’est ce qui m’est arrivé. Au fil de l’épreuve, très concrètement, je me suis fortement attaché à la Prière des Heures, avec les psaumes et les passages de l’Écriture sainte. J’aimerais vous partager cette expérience.
| Redécouverte
Il va de soi que cela fait des années que la Prière des Heures m’est familière. Pourtant... j’ai fait l’expérience d’une redécouverte et d’un ressourcement qui m’apportent une grande consolation. Je ne me rappelle pas avoir pris la décision de prier avec plus d’attention. Cela m’est en réalité tombé dessus. Probablement à cause de ma maladie, avec les incertitudes qui vont de pair. J’ai été assez soudainement touché par des paroles qu’en d’autres temps, j’aurais laissé passer presque sans y être attentif. Elles exprimaient si bien ce qui se passait en moi.
Cela commence déjà avec ces quelques mots qui ouvrent la prière : « Dieu viens à mon aide ; Seigneur à notre secours ». L’habitude en avait fait une introduction de routine, avant la « vraie » prière. Mais j’ai découvert qu’ils forment déjà le cœur de toute ma prière. C’est si bref, si clair, si simple, si vrai, sans ambages. C’est ainsi que, tout au long de la journée, je les reprends, dans un esprit d’abandon. Ils proviennent du psaume 69,2 : « Je suis pauvre et malheureux, mon Dieu, viens vite. Tu es mon secours, mon libérateur. Seigneur, ne tarde pas ». Ou encore, comme au psaume 37, 23 : « Viens vite à mon aide ! »
C’est alors que je me suis rendu compte que cet appel à l’aide est immédiatement suivi de « Gloire au Père et au Fils et au Saint Esprit ». Ces paroles - là étaient aussi devenues une routine, reprises ensuite à la fin de chaque psaume. J’ai fini par comprendre que ces paroles doivent toujours être les ultimes, même après un appel à l’aide. Il en va d’ailleurs de même dans la liturgie de l’Eucharistie : le Kyrie est suivi immédiatement par le Gloria. Ou encore après le Notre Père, lorsque le prêtre demande au Seigneur de nous rassurer dans les épreuves, l’assemblée répond : « Car c’est à Toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire ! » C’est bien parce qu’à Lui appartiennent la puissance et la gloire, que nous pouvons aller vers Lui pleinement confiants. À qui irions-nous sinon ?
|«Mon âme s’attache à toi!»
Au fil des jours, certains psaumes ou parties d’entre eux ont éveillé mon attention. Je les connaissais bien sûr. Je les avais déjà si souvent priés. Pourtant, en une fois, certains mots, certains versets résonnent tout autrement. Ils me touchent. Je m’y arrête, je les répète. Ils m’aident aussi tout au long de la journée. Ils expriment si bien ce qui se vit en moi. J’aurais bien de la peine à tous les mentionner ici. Mais c’est ainsi que le psaume 62 m’est devenu particulièrement cher. C’est le premier psaume des Laudes du dimanche, à la première semaine. Vers la fin, aux versets 7-9, nous prions « Dans la nuit, je me souviens de toi et je reste des heures à te parler. Oui, tu es venu à mon secours. Mon âme s’attache à toi, ta main droite me soutient ». C’est si simple, si profond, si intime et plein d’abandon : mon âme s’attache à toi !
Ou, comme dans le psaume 61, 6-9 : « Je n’ai mon repos qu’en Dieu seul ; oui, mon espoir vient de lui. Lui seul est mon rocher, mon salut, ma citadelle : je reste inébranlable. Mon salut et ma gloire se trouvent près de Dieu. Chez Dieu, mon refuge, mon rocher imprenable. Comptez sur lui en tous temps, vous, le peuple. Devant lui, épanchez votre cœur : Dieu est pour nous un refuge. » Ou encore ces quelques versets du psaume 56,2-4 que je re- prends sans cesse pendant la journée : « Pitié, mon Dieu, pitié pour moi ! En toi, je cherche refuge, un refuge à l’ombre de tes ailes, aussi longtemps que dure le malheur. Je crie vers Dieu le Très-Haut, vers Dieu qui fera tout pour moi. Du ciel qu’il envoie le salut. »
| SoLidarité
Les mots de la Sainte Écriture sont ainsi devenus les miens. Pourtant, il s’agit en premier lieu de la Parole de Dieu. Les mots mêmes du Christ. On prie dès lors en communion avec Lui. On rejoint en quelque sorte sa propre prière. Lui, le Grand- prêtre, qui demeure auprès du Père et y intercède pour nous (cf.Hé9.24). Cette communion avec Lui élargit aussi notre cœur. On ne voit pas que notre propre angoisse, notre peine. On rejoint la peine des autres. On prie aussi pour eux. On partage le même ressenti ; on découvre une profonde solidarité. Universelle.
Voilà en tout cas ce que la pandémie nous a appris : que nous sommes vulnérables, responsables les uns des autres ; que cette Terre, comme le pape François le répète si souvent, est notre Maison commune. Plus fort encore, que nous sommes tous enfants du même Père, comme il nous y exhorte dans sa dernière encyclique Fratelli tutti. Cette solidarité doit toujours rester en ligne de mire pour l’Église, et en particulier pendant cette crise du coronavirus.
Voilà déjà un an que nos communautés chrétiennes ne peuvent pas ou si peu se rassembler, notamment pour l’Eucharistie. Le nombre de fidèles est limité à quinze. Avec les autres cultes reconnus, nous avons demandé aux autorités publiques de tenir compte de l’ampleur des lieux de culte. Nous n’avons rien obtenu. Cela aussi fait partie de l’épreuve qu’il nous faut traverser. En faisant appel à la foi et à la créativité. Cela fait mal. Mais ne perdons pas de vue que cela ne rompt pas notre communion avec le Seigneur. Ce détour peut nous rappeler ce que peut-être nous risquions d’oublier.
| Communion
L’Eucharistie est et reste « la source et le sommet » de toute la vie chrétienne. Mais elle n’exclut pas les autres formes de communion. Bien au contraire : elle les suppose. De même que les disciples d’Emmaüs n’ont reconnu le Seigneur à la fraction du pain qu’après qu’Il leur ait parlé en chemin et que leur cœur en brûlait. Dans son Exhortation apostolique Verbum Domini, le pape Benoît XVI reprend (au n°54) cette citation de S. Jérôme : « La chair du Seigneur est une vraie nourriture et son sang est une vraie boisson ; ce vrai bien, qui nous est réservé dans la vie présente, consiste à manger sa chair et son sang, non seulement dans l’Eucharistie, mais aussi dans la lecture de la Sainte Écriture. En effet, la Parole de Dieu, puisée dans la connaissance des Écritures, est une vraie nourriture et une vraie boisson. »
L’Eucharistie n’est pas « quelque chose » que nous recevons, mais communion au Seigneur. Cela vaut tout autant pour l’écoute attentive et priante de la Parole de Dieu. Nous trouvons ailleurs cette citation vraiment surprenante : « Quand nous écoutons la Parole de Dieu, c’est la Parole de Dieu et le Corps et le Sang du Christ qui tombent dans nos oreilles* ». Bien sûr, S. Jérôme n’évoque pas ici la communion sacramentelle. Mais il s’agit quand même de la communion au Christ en sa plénitude, qui est réellement présent et se donne à nous.
« Dieu fit faire à son peuple un détour. » L’épreuve dure évidemment plus longtemps en faisant des détours. La tentation nous guette de vouloir revenir dans les plus brefs délais à ce qui était prévu. Mais le détour peut aussi être un kairos, un temps favorable, un temps de grâce. Un temps pour ne pas rester figé dans une attitude purement défensive.
« Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ; n'endurcissez pas votre cœur » chantons-nous chaque matin dans le psaume 94. La plupart du temps, c’est à l’improviste que le Seigneur vient à notre rencontre et qu’Il nous fait entrer en communion avec Lui. Il le fait de multiples façons, quand bien même l’écoute attentive et priante de sa Parole restera toujours à la première place. Tout particulièrement maintenant, il le fait aussi à travers tous ceux qui sont menacés ou désespérés à cause de la pandémie. La prière et la solidarité : elles restent les fondements de notre vie chrétienne, dont l’Eucharistie est source et sommet.
Que le Seigneur nous aide sur le chemin de ce détour et qu’il nous prépare à célébrer à nouveau l’Eucharistie avec toute la communauté.
Puisse ce jour advenir bien vite !
Cardinal Jozef De Kesel, archevêque de Malines-Bruxelles
* In Psalmum. 147: CCL 78,337-338.
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